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Les fondements de la responsabilité


Pendant longtemps, la quête du fondement de la responsabilité a consisté à trouver le fondement qui explique les 3 régimes de responsabilité civile = les responsabilités du fait personnel, du fait des choses, et du fait d’autrui. Chaque nouveau fondement avait la prétention de devenir l’unique et totale explication, mais en fait, chaque nouvelle proposition s’est superposée à celles déjà existantes.
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Section 1 : La responsabilité fondée sur la faute.
§1 : Le fondement traditionnel et subjectif de la faute.

La responsabilité délictuelle supposait en principe une faute de la part de celui sur qui on voulait faire peser la responsabilité. La responsabilité pour faute était celle de droit commun.

A/ L’apparition récente de la faute.

Pendant longtemps, la personne fautive était celle à l’origine matérielle du dommage, sans regarder son comportement. Au XVIIème, sous l’influence de la morale chrétienne, un lien a été établi entre l’obligation de répondre et la faute (faute morale).

B/ L’adoption du fondement de la faute par le code civil.

1) La responsabilité du fait personnel (articles 1382 et 1383 du code civil).

Le code civil consacre une responsabilité fondée sur la faute = l’article 1382 utilise directement le terme faute, et l’article 1383 évoque la négligence et l’imprudence.

En raison de la tradition historique et de ces textes, la responsabilité civile était considérée comme fondée uniquement sur la faute. Aujourd’hui, la faute paraît être le fondement naturel de la responsabilité à quelques auteurs. Elle est définie comme une erreur de conduite, c’est à dire que l’auteur ne pourra être obligé de réparer le dommage que s’il apparaît coupable de l’avoir créé. Cette exigence de la faute a 3 explications : une justification morale (les règles juridiques de la responsabilité sanctionnent le devoir moral de ne pas nuire injustement à autrui), une justification sociale (la responsabilité fondée sur la faute est considérée comme un instrument de prévention des dommages) et une justification philosophique (chacun doit supporter son destin sans reporter sur un autre le poids du coup du sort, sauf si ce qui lui arrive provient de la faute d’une autre personne).

2) La présomption de faute, fondement des responsabilités du fait d’autrui et du fait des choses (art. 1384 c.civ).

Le code civil de 1804 admet qu’on puisse être obligé à réparation sans qu’il soit nécessaire de prouver une faute à la charge du responsable = mécanisme de présomption de faute. Ex : le dommage causé par un enfant rendait probable la faute de surveillance des parents (changé en 1997). Sur le fond du droit, la responsabilité restait fondée sur la faute (présumée).
§2 : La fonction normative et moralisatrice d’une responsabilité fondée sur la faute.

Cette responsabilité subjective a pour rôle de fixer des normes, des limites, des interdits à la liberté d’action des individus = l’intérêt étant que l’on ne doit pas porter préjudice injustement aux autres. Il y a donc une limite entre la zone d’impunité et celle de responsabilité. Cette responsabilité a donc un rôle préventif, normatif et de sanction.
§3 : Les insuffisances d’une responsabilité fondée uniquement sur la faute.

La notion traditionnelle de faute est devenue insuffisante pour permettre des solutions nouvelles rendues nécessaires par les mutations économiques et sociales. Cette modernité engendre un surcroît de dangerosité (multiplication et aggravation des dommages). On se met à parler en terme d’accident : la victime risque de ne pas obtenir la réparation du dommage si elle ne peut pas prouver la faute de l’employeur. On s’est mis à vérifier « qu’une responsabilité sans solidarité aboutie souvent à une société injuste » (M. Delmas Marty)
Section 2 : La responsabilité fondée sur le risque et la garantie.
§1 : Les fondements objectifs de la responsabilité.

Quand la responsabilité est fondée sur le risque et/ou la garantie, on parle de responsabilité sans faute (responsabilité objective).

A/ Le risque.

1) La théorie du risque.

Elle a été proposée à la fin du XIXème, par Jousserand et Saleilles après le constat de l’insuffisance du fondement de la faute. La responsabilité des personnes se focalise sur l’indemnisation des victimes.

Le risque créé = chaque individu doit assumer la responsabilité des risques qu’il a créé (ex : accident de la circulation).

Le risque contrepartie du profit = celui qui tire profit de l’activité d’une chose ou personne doit supporter en contrepartie la charge de réparer les dommages que cette chose ou personne peut causer à autrui.

Le problème de la responsabilité n’est plus un problème moral mais devient un problème scientifique de causalité = le simple fait d’avoir agi entraîne la responsabilité de l’auteur.

2) Les manifestations du risque en droit positif.

La loi du 9/4/1898 sur les accidents du travail repose sur l’idée de risques professionnels. Elle pose une responsabilité objective qui pèse sur l’employeur. Cette théorie a encouragé et justifié la jurisprudence qui à cette époque créait le principe général de responsabilité du fait des choses. Les développements récents de la jurisprudence ont poussé a créer un principe général de responsabilité du fait d’autrui sur le fondement de la notion de risque. Cette théorie a familiarisé les esprits avec l’idée d’une responsabilité sans faute.

B/ La garantie.

1) L’exposé de la théorie.

Starck en 1947 a recherché une troisième voie entre la faute et le risque, qui se placent toutes les deux du point de vue de l’auteur pour prouver la faute, le risque,… Il prend le contre-pied et se place du point de vue de la victime, qui selon lui, a des droits (à la vie, à l’intégrité corporelle,…) qui doivent être protégés contre l’activité d’autrui même si l’activité est irréprochable.

La victime a droit à titre de garantie à la réparation de toutes les atteintes causées à sa personne, son patrimoine. Les autres dommages (moraux, économiques,…) ne sont pas garantis, car ils sont la conséquence du droit d’agir et de nuire légitimement. Ces dommages non garantis ne donneront lieu à réparation que si une faute est à leur origine. Cette théorie est donc mixte et combine la faute et le risque comme fondements de la responsabilité.

2) Les manifestations de la garantie en droit positif.

Cette théorie ne représente pas le droit positif dans son ensemble, car en principe il ne distingue pas entre les dommages = la jurisprudence n’exige pas de faute pour réparer un dommage moral. Les différents régimes de responsabilité distinguent selon l’origine du dommage et non sa nature.

La théorie de la garantie a tout de même le mérite de fournir une ligne de partage entre faute et risque, et d’expliquer certains régimes récents (la loi de 85 sur les accidents de la route est basée sur un régime de responsabilité sans faute pour les dommages matériels et corporels).
§2 : La fonction d’indemnisation de la responsabilité objective.

A/ Le soucis d’indemnisation des victimes.

Il s’est développé au XXème siècle, avec l’augmentation de la dangerosité. L’essentiel n’est plus de moraliser ou de réprimer la conduite (déclin de la responsabilité pour fautes), car la faute devient un obstacle à l’indemnisation de la victime = si elle n’arrive pas à prouver l’existence d’une faute, il n’y aura pas de réparation.

Favoriser l’indemnisation oblige donc à faire reculer la faute : la mobilisation de la jurisprudence et de la doctrine a entraîné une réduction du domaine de la responsabilité subjective au profit des cas de responsabilité objective. La responsabilité des parents du fait de leurs enfants s’est transformé en responsabilité objective en 1997.

Au XIXème, le comportement du responsable engageait la responsabilité ; aujourd’hui, c’est le dommage.

B/ Le soucis de solidarité au profit des responsables.

La structure individualiste est apparue inadaptée : la charge du dommage ne doit pas peser sur les seuls responsables = déclin de la responsabilité individuelle et développement de la socialisation des risques, afin de répartir le poids du dommage sur toute la société.

1) L’assurance.

La loi du 13/7/1930 sur les assurances consacre un grand développement de l’assurance pour mieux indemniser les victimes sans écraser l’auteur du dommage sous le poids de la responsabilité. La hausse de l’assurance a d’abord été spontanée, puis elle est devenue obligatoire des certains cas considérés comme dangereux (chasse, automobile,…).

Ce développement de l’assurance a permis aux tribunaux de retenir beaucoup plus facilement la responsabilité, en interprétant la notion de responsabilité de manière plus souple. Le responsable n’est plus vraiment le débiteur de la réparation, mais il est plutôt le fournisseur de l’assurance. La généralisation de l’assurance a augmenté le domaine de la responsabilité : les indemnisations sont plus fortes et plus systématiques.

2) Les autres mécanismes de socialisation des risques.

Plusieurs textes ont mis en place en système d’indemnisation par la collectivité, indépendant de toute appréciation sur la responsabilité. Ces textes sont généralement fondés sur la notion de risque social.

Ces systèmes d’indemnisation par la collectivité sont quantitativement important.

· Les fonds de garantie ont été crées en 1951 = accidents de chasse, victimes d’acte de terrorisme (1986), victimes du SIDA par transfusion sanguine (1991).

· La sécurité sociale = elle est le symbole de la solidarité sociale, car la collectivité toute entière supporte la charge des atteintes à la santé (y compris les accidents du travail).
§3 : Les limites à l’extension d’une responsabilité objective.

A/ L’exemple repoussoir de la « dérive américaine ».

Une femme qui avait mis son chien à sécher dans le micro-ondes a obtenu auprès des tribunaux que la responsabilité du fabricant soit reconnue, car la notice ne précisait pas qu’il ne fallait pas le faire. Dans les années 50, le mouvement intellectuel américain des Founders a initié le processus qui conduit à de tels exemples, c’est à dire la mise sur pied d’un programme idéaliste qui visait systématiquement à prendre le parti des plus faibles pour les défendre de la toute puissance des exploitants. Ils ont oeuvré pour un assouplissement des conditions de la responsabilité, notamment le passage de la faute au risque et l’extension de la notion de dommage indemnisable. Cela a conduit au développement des « Class actions » = actions de groupe, c’est à dire que, quand des actions sont menées collectivement par un groupe de personnes, le responsable n’est pas celui qui l’est réellement mais celui qui a les moyens d’indemniser, soit directement soit indirectement (assurance). Aux USA, il y a 10 fois plus de procès, trois fois plus d’avocats, et 2 fois plus de procès pour dommages causés par des produits défectueux qu’en GB, et 62% des chirurgiens subiront des procès en responsabilité au cours de leurs carrières. Ce phénomène s’explique par l’absence de sécurité sociale, les procès permettant d’avoir une indemnisation, et par l’absence d’encadrement déontologique de la profession d’avocat.

B/ Les « risques du risque ».

La responsabilité objective ne cesse de s’étendre, et aujourd’hui, seule la responsabilité du fait personnel reste fondée sur le faute.

1) Le risque sur le plan moral : la déresponsabilisation due aux reflux de la faute.

· en droit pénal, le développement des infractions non intentionnelles et de la dangerosité, au détriment de la culpabilité.

· en droit public, la responsabilité sans faute de l’administration s’est beaucoup développé.

· en droit civil, le reflux généralisé de la faute peut entraîner une déresponsabilisation, car la certitude de l’indemnisation par l’assurance peut entraîner des comportements plus insouciants. La responsabilité perd alors son rôle préventif, sauf pour les fautes lourdes ou volontaires, car les conséquences ne sont pas couvertes par l’assurance.

2) Le risque sur le plan économique : le coût de la socialisation croissante du risque.

Le coût est élevé, car le coût global dépasse le seul coût de l’indemnisation en raison des frais de fonctionnement du système. Pour les risques très lourds, les assureurs ont trouvé quelques parades = la coassurance et la réassurance (= les assurances s’assurent).

3) Le risque sur le plan social : le découragement de l’initiative.

Il constitue un frein à la liberté d’agir. Pour M. Delmas-Marty, « la solidarité sans la responsabilité (au sens subjectif), c’est une société assistée » = il n’est pas souhaitable de balancer du tout faute au tout risque.
Section 3 : La responsabilité fondée sur la précaution.

La précaution sous-tend à la décision du Conseil d’état de surseoir à la mise en culture du maïs transgénique en 9/1998, après l’autorisation donnée par décret du 5/2/1998.
§1 : L’origine du fondement de la précaution : l’apparition d’une nouvelle génération de risques.

En 1804, seuls les risques individuels existaient, mais avec le progrès technologique et les phénomènes de masse favorisent l’émergence de risques majeurs (risques sanitaires, environnementaux,…) qui dépassent l’échelle individuelle, nationale et dont certains sont l’échelle planétaire. Les termes « irréversibilité » et « irréparable » font que la logique de réparation qui anime le droit de la responsabilité semble dérisoire. Il faut réfléchir en termes de « prévention » et mesurer la portée de ses actes.

Jusqu’au XIXème, la causalité était envisagée de manière simple, c’est à dire linéaire et proportionnée. Au XXème, la mise à jour de la causalité complexe = interdépendance croissante (effet papillon) a entraîné la prise de conscience que certaines de nos actions pouvaient avoir un impact disproportionné. Cette compréhension est une invitation pour le droit de la responsabilité à évoluer en prenant en compte l’interdépendance dans de nombreux domaines.
§2 : Les manifestations actuelles du principe de précaution.

· dans le droit international : en 20 ans, cette notion est devenue une donnée essentielle dans les législations environnementales.

Une douzaine de traités en sont imprégnées :                                la Convention-cadre sur le changement climatique de 1992, la déclaration de l’UNESCO du 11/11/1997 sur les interventions sur le génome humain,… La Nouvelle-Zélande a invoqué ce principe au sujet des essais nucléaires,…

· dans le droit communautaire : consécration du principe dans le traité de Maastricht, à l’article 130R titre XVI (principes qui doivent guider la politique communautaire en matière d’environnement).

A/ Le domaine du principe de précaution dans le droit national.

1) Dans le domaine de l’environnement.

La loi Barnier du 2/2/1995 pose les grands principes : elle insère le principe de précaution dans l’article L200.1 du code rural = « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques du moment ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommage grave et irréversible à l’environnement, à un coût économiquement acceptable. »

2) Dans le domaine de la santé.

La notion de précaution inspire des réglementations, notamment dans les domaines de la chimie, de la pharmacie, de l’aéronautique et du nucléaire, et en matière d’OMG. La précaution qui s’est d’abord développé en matière d’environnement, puis elle s’est élargie à la santé avec l’affaire du sang contaminé. C’est un concept transdisciplinaire.

B/ La portée du principe de précaution.

1) En général.

L’économiste Godard travaille sur le lien entre l’économie et l’environnement. Il estime qu’il « peut être justifié (version faible) ou il est impératif (version forte) de limiter, encadrer, ou empêcher certaines actions potentiellement dangereuses sans attendre que ce danger soit scientifiquement établi de façon certaine ».

Une conception maximaliste : la règle de l’abstention : 3 composantes = le risque zéro ; la focalisation sur le scénario du pire (ajuster l’action sur les conséquences les plus nuisibles possibles) ; l’initiateur d’un projet doit prouver l’absence de risque alors que jusqu’ici la charge de la preuve pesait sur les victimes potentielles.

Une conception minimaliste : Godard en est partisan : la notion de dommage acceptable. Approche casuistique.

2) En droit.

Le principe de précaution semble progressivement changer de portée : il passe du déclamatoire (un droit fait de déclaration d’intention, de pétitions de principes non sanctionnées juridiquement = du droit mou) à l’obligatoire. Pour beaucoup d’auteurs, le rôle du droit mou n’est pas négligeable. Le droit déclamatoire peut tendre à devenir obligatoire. A priori : il peut se traduire par le sursis à exécution d’un arrêté ou d’une décision ; a posteriori : c’est la sanction du manque de précaution.
§3 : Les réserves sur le principe de précaution.

A/ Sur le plan social.

Elles s’adressent surtout à la conception maximaliste qui repose sur l’idée d’abstention, d’interdiction : cette conception peut agir comme un frein à l’initiative. Il y a eu les mêmes critiques pour le risque au début du XXème.

B/ Sur le plan juridique.

1) Les réserves exprimées.

G. Martin pense que le développement du principe de précaution pourrait entraîner deux conséquences, à savoir une extension de la responsabilité pour faute, et un recul de la responsabilité fondée sur le risque. Il s’agirait donc d’un retour vers l’ancien fondement de la faute, car en multipliant les obligations, on renforce la faute, puisqu’est considéré comme fautif la personne qui n’a pas pris les précautions utiles par rapport à un risque prévisible, mais aussi la personne dans le doute qui n’a pas adopté une démarche de précaution.

Le retour de la faute risque d’entraîner le recul du risque; alors que c’est le symbole d’une indemnisation généralisée des victimes.

2) Les nuances à faire.

Assimiler les fondements de la précaution et de la faute n’est pas normal : la spécificité des fondements doit être démontrée. Il serait réducteur de s’enfermer dans une logique binaire (tout faute ou tout risque).

Tout semble indiquer que l’on est au début d’un changement d’un paradigme. Le XIXème siècle a été celui du paradigme individuel, fondé sur la faute (« ne pas nuire à autrui ») ; le XXème siècle a été celui du paradigme de la solidarité fondée sur le risque et la garantie. Le XXIème sera peut-être le siècle du paradigme de la précaution qui introduit dans le droit la notion d’incertitude = « ne pas nuire aux vivants ».