Catégories

La mise en œuvre de l’incrimination


Section 1 : La qualification judiciaire.
§1 : La qualification suivant la loi.

A/ L’analyse intrinsèque de la qualification.

Le juge doit identifier rigoureusement les faites poursuivis avec la description légale des mêmes faits dans le code pénal = l’appellation légale des faits. La première difficulté consiste à savoir s’il faut apprécier le comportement au regard des seules normes pénales, ou s’il faut aussi se servir des droits civil, commercial,… Cela revient à poser la question de l’autonomie du droit pénal. La seconde difficulté réside dans la distinction entre les conditions préalables à l’infraction et les éléments constitutifs = le magistrat doit regarder la structure même de l’infraction. Quand il trouve une qualification, il peut la modifier au cours de l’instruction.

B/ Les qualifications multiples.

Il s’agit de l’hypothèse où un comportement unique tombe sous le coup de deux textes car correspond aux éléments matériels et moraux de ces incriminations = un même fait contient deux infractions. Ex : atteinte à la pudeur et exhibition ****uelle.

Faut-il alors retenir une ou deux qualifications ?

1) En doctrine.

La doctrine considère que si un même fait est : – un même agissement matériel, alors il ne peut y avoir qu’une seule infraction.

– une même attitude psychologique, il est alors possible de concevoir plusieurs infractions toutes les fois que l’auteur a cherché à léser plusieurs valeurs sociales = pour certains, il faut retenir la peine la plus élevée et ajouter les différentes catégories de sanction = la peine d’emprisonnement la plus forte et la plus forte amende.

2) La jurisprudence.

La chambre criminelle de la Cour de cassation tient compte de l’état d’esprit de l’agent. Dans le cas d’un faux en écriture publique, les qualifications d’escroquerie (art. 313-1 du code pénal = 3ème livre) et d’usage de faux (art. 441-1 du code pénal = 4ème livre) sont applicables, et elles concernent des atteintes à des valeurs sociales différentes. Dans l’esprit de la doctrine, il s’agit d’une seule atteinte : la seule atteinte aux biens est retenue, car le délinquant ne recherchait pas directement l’atteinte à la confiance publique.

Crim, 25/5/1992 : un homme a assigné son épouse en divorce à une adresse où elle n’habitait pas, et a signé à sa place l’accusé de réception de la convocation. Les juges de première instance ont considéré qu’il s’agissait d’un faux en écriture et d’une escroquerie au jugement, mais ils n’ont retenu que la seconde qualification ; la CA a seulement retenu la qualification de faux en écriture. La chambre criminelle de la Cour de cassation s’est aperçu que une loi de 1932 s’appliquait à l’espèce = fraude en matière de divorce.

Dans l’hypothèse où l’auteur vise plusieurs atteintes aux valeurs sociales : Crim, 3/3/1960 (affaire Ben Haddadi : il a jeté une grande dans un immeuble) retient la double qualification d’atteintes à la propriété et à la vie humaine. La cour considère que ce n’est pas un crime unique, mais deux crimes simultanés réalisés par le même moyen, mais dans des états d’esprit différents.

Crim, 10/10/1996 : deux personnes ont voulu monter une opération pour soutirer de l’argent = une personne se faisait passer pour un banquier, et la deuxième rabattait des clients et recevait pour cela une commission. L’auteur principal a été reconnu responsable d’un fait d’escroquerie et de l’exercice illégal de la profession de banquier ; le rabatteur est complice et comme il reçoit un bénéfice dû à l’escroquerie, la qualification de recel est applicable = poursuites sous la double qualification de complicité et de recel, car ce sont des faits différents commis par des actes distincts : les éléments constitutifs de la complicité ne sont pas les mêmes que les éléments constitutifs du recel. Cette solution n’aurait pas été possible si l’auteur principal était le receleur en vertu du principe Non Bis In Idem…
§2 : La qualification délibérée.

Le juge refuse d’appliquer la qualification qui devrait normalement recevoir application. La correctionnalisation consiste à déférer au juridictions correctionnelles sous la qualification de délit, un fait qui constitue au regard de la loi un crime. La pratique de la contraventionnalisation existe aussi.

A/ Les motivations.

Elles procèdent généralement d’une divergence entre la loi et la conscience collective. Il peut aussi s’agir d’un soucis d’individualiser la sanction avant que la juridiction compétente ne puisse statuer.

Face à un décalage, le juge peut : – considérer que la peine prévue dans les textes est justifiée dans sa sévérité, mais l’opinion publique n’est pas d’accord (problème de l’euthanasie aujourd’hui). Le Procureur de la République sait que si l’infraction est jugée en tant que crime, la Cour d’Assises sera compétente, et l’opinion publique (les jurés) risque d’acquitter son auteur. Il correctionnalise donc, en sachant que la peine sera moins sévère, mais au moins le châtiment est certain.

– être d’accord avec l’opinion publique sur le point de considérer que le texte est dépassé (l’avortement avait été correctionnalisé avant de l’être par la loi).

L’autre raison du recours à cette technique est que la procédure devant la Cour d’Assises entraîne souvent un débat qui rejaillit sur la personne jugée (surtout quand elle est célèbre) : le tribunal correctionnel était considéré comme beaucoup plus discret.

Cette attitude est critiquable car elle risque de remettre en cause l’indépendance entre les juridictions de poursuite et celles de jugement.

B/ La démarche.

Le juge choisit une qualification inexacte, mais qui ne doit pas être complètement étrangère à celle prévue par la loi. Il faut alors maintenir cette qualification, c’est-à-dire recueillir autour d’elle l’adhésion de l’auteur de l’infraction et de la victime.
Section 2 : Les obstacles à la qualification.

Ce sont des faits justificatifs : ils rendent juste un acte normalement constitutif d’une infraction. C’est pourquoi certains pénalistes ajoutent un élément injuste aux critères de l’infraction.
§1 : La légitime défense.

Dire que l’infraction commise est un acte de défense légitime revient à la considérer comme nécessaire, car son absence aurait fait de son auteur la victime d’une infraction. Son régime juridique est contenue aux articles 122-5 et 122-6 du code pénal.

Deux remarques : – en cas de légitime défense, il n’y a pas de responsabilité pénale ni de responsabilité civile : la condamnation à des dommages et intérêts n’est possible que si les conditions de la légitime défense ne sont pas réunies, ou en cas de faute d’imprudence (ex : usage exagéré d’une arme). En principe, l’acte devient autorisé par la loi.

– l’article 328 du code de 1810 disposait « il n’y a ni crime ni délit dans les cas de légitime défense ». Aujourd’hui, l’article 122-5 du code pénal stipule seulement que l’on « n’est pas pénalement responsable ». On peut donc penser que l’infraction est constituée, mais qu’elle n’est pas imputable à son auteur.

A/ Le domaine.

1) Les actes intentionnels.

Ils sont tous concernés. Le problème se pose pour les actes non intentionnels. Traditionnellement, la Cour de cassation refusait de les admettre, car il faut vouloir se protéger (Crim, 16/2/1967 ; Crim, 28/11/1991) Depuis un arrêt de la Chambre criminelle du 21/2/1996, la question se repose à nouveau : 2 époux importunés par le bruit d’une réception chez un voisin ont appelé la police qui est intervenue. Après son départ, l’un des perturbateurs s’est rendu chez le dénonciateur et a essayé de rentrer dans son appartement. Il a cassé une fenêtre, le dénonciateur a eu peur et a pris une arme. L’agresseur a posé une main sur le pistolet, l’autre a reculé, et dans un faux mouvement il a tiré et tué l’agresseur. La Cour de cassation a admis la légitime défense car repousser de nuit l’entrée par effraction dans un lieu habité constitue une légitime défense dans la mesure où les moyens déployés sont proportionnés à l’agression. On ne sait pas s’il s’agit d’une solution isolée, ou si cette jurisprudence sera suivie.

2) La légitime défense des biens.

Peut-elle s’applique si la vie de l’individu n’est pas en jeu ? Le nouveau code pénal répond affirmativement, alors que l’ancien refusait. Il l’acceptait uniquement quand la vie et les biens de la personne étaient en danger. La jurisprudence était toutefois plus nuancée : elle avait reconnue cette légitime défense puis était devenue plus réticente, en raison de disproportion entre les blessures occasionnées et l’atteinte = elle retenait souvent la qualification de coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner, ou d’homicide involontaire. TGI Toulouse, 8/10/1969 : la maîtresse d’un cultivateur s’était associé avec son amant de cœur pour voler des œufs au cultivateur. Ce dernier a mis en place un dispositif avec une carabine, que la seule ouverture de la porte déclenchait. Les juges ont refusé de retenir la légitime défense, car le cultivateur n’était pas en danger, habitant loin du local en question. Le tribunal de correctionnel de Troyes en 1978, la Cour d’appel de Reims la même année ont refusé la légitime défense des biens.

Désormais, l’article 122-5 alinéa 2 du code pénal prévoit que « n’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accompli un acte de défense autre qu’un homicide volontaire quand cet acte est strictement nécessaire aux buts poursuivis, dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction ».

B/ Les conditions.

1) Les conditions relatives à l’agression.

· Elle doit être actuelle : le danger doit être présent ou imminent. Si l’agression est passée, il n’y a pas légitime défense mais vengeance. Si l’agression est future, ce n’est pas plus retenu. En cas d’agression apparente (menace avec une arme pas chargée), la jurisprudence admet la légitime défense, car la personne en danger doit se fier aux apparences.

· Elle doit être injuste : il n’y a pas de légitime défense en cas de violence contre un agent de police chargé de l’arrestation, même si on s’estime innocent ou que l’agent agit illégalement (sauf illégalité manifeste = CA Reims, 18/3/1984). L’excuse de provocation a été supprimée par la loi de 1975 sur le divorce : le mari qui surprenait sa femme en galante compagnie, qui blessait l’amant de celle-ci bénéficiait d’une excuse atténuante. Si l’amant se défend contre l’acte autorisé par la loi, la Cour de cassation prenait en compte le caractère subjectif de l’agression.

2) Les conditions relatives à la défense.

· La défense doit être nécessaire, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas d’autres moyens pour éviter l’agression. Il s’agit du corollaire au caractère actuel de l’attaque. La défense doit de plus être proportionnée à l’attaque = Crim, 5/6/1984 ; 11/10/1994 ; 21/2/1996.

C/ La preuve.

Crim, 23/3/1987 : celui qui invoque la légitime défense doit prouver que les conditions sont bien réunies.

1) Les présomptions.

· Celui qui accomplit un acte pour repousser de nuit l’entrée par effraction, violence et ruse dans un lieu habité bénéficie d’une présomption de légitime défense. Le code pénal de 1810 était plus général ; celui de 1994 a ajouté la ruse.

· Celui qui commet un acte de défense contre les auteurs d’un viol ou de pillage exécutés avec violence bénéficie de la même présomption. Elle n’a pas été modifiée par le nouveau code pénal.

2) La force des présomptions.

A l’origine, la Cour de cassation était favorable à une conception irréfragable de ces présomptions (Crim, 11/7/1844 et 25/3/1902). Dans un arrêt de principe du 19/2/1959, la chambre criminelle a retenu une présomption simple de légitime défense (Crim, 12/10/1993).

§2 : L’ordre de la loi et le commandement de l’autorité légitime.

L’article 122-4 alinéa 1 dispose : « n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ». L’alinéa 2 continue : « n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ».

A/ L’ordre de la loi.

Un médecin peut violer le secret médical si, en soignant un mineur de 15 ans, il se rend compte que l’enfant a subi des sévices. De même, il est tenu de divulguer aux autorités administratives les cas de maladie contagieuses.

L’ordre peut être tacite : en matière de diffamation, il n’y a pas de répression en cas de preuve de la vérité des imputations diffamatoires.

Le problème des autorisations administratives : en général, la tolérance de l’administration est considérée comme indifférente = ce n’est pas parce qu’elle renonce à condamner certains agissements que l’auteur sera toujours impuni. Il existe quelques aménagements à ce principe : – les circulaires administratives qui interprètent un texte entraînent l’admission de l’erreur de droit, si la circulaire fait naître un doute sur le sens de la disposition.

– la répression en matière de pollution : la loi du 3/1/1992 prévoit que quand des opérations de rejet dans les eaux souterraines sont autorisées par décret, les dispositions condamnant le rejet de matières polluantes ne sont pas applicables.

B/ Le commandement de l’autorité légitime.

Il doit émaner d’une autorité régulière. L’acte ordonné doit être conforme à la loi, mais que ce passe-t-il quand le commandement illégal. Il s’agit du moyen de défense invoqué par les criminels de guerre devant le Tribunal de Nuremberg.

L’autorité doit être publique, civile, ou militaire, et légitime = compétente en vertu de la loi (application avec le régime de Vichy).

La théorie de « l’obéissance passive » indiquait que l’exécutant n’avait pas à réfléchir sur l’acte qu’il commettait. La seconde théorie, celle de la « baïonnette intelligente » indique que l’exécutant ne doit répondre à l’ordre donné que si celui-ci est légal.

L’article 122-4 du code pénal adopte une position intermédiaire en mentionnant que la cause d’irresponsabilité ne s’appliquera pas si l’ordre est manifestement illégal. Il faut alors exercer un contrôle sur l’ordre reçu et refuser de l’appliquer s’il est contraire aux droits de l’homme. S’il a une apparence de légalité, le commandement de l’ordre légitime est un fait justificatif, sinon il ne l’est pas.

Crim, 12/10/1993 : le fonctionnaire doit être vigilant dans les ordres qu’il applique.

L’article 432-4 du nouveau code pénal ne mentionne plus l’excuse absolutoire.
§3 : L’état de nécessité.

Il s’agit du cas où la réalisation de l’infraction est le seul moyen d’éviter un mal plus grave que le dommage causé par cette infraction. La différence avec la légitime défense se situe dans le fait que le dommage causé vise un innocent (ex : vol pour se nourrir, médecin accoucheur qui sacrifie la vie de l’enfant pour sauver la mère, et inversement,…). Le nouveau code pénal le consacre.

A/ Le fondement de ‘l’impunité.

Aujourd’hui, l’article 122-7 du code pénal précise que « n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accompli un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien sauf s’il y a une disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ».

1) La thèse de la présomption de la contrainte morale.

L’auteur de l’infraction est dans une situation telle que la seule issue qui se présente à lui est le résultat de l’infraction. Il y a deux réserves : – due à l’existence de la présomption de contrainte : il est difficile de l’admettre sans texte.

– dire que l’auteur a perdu toute liberté de jugement est inexact : un individu peut être dans une situation d’état de nécessité, sans qu’aucune contrainte ne s’exerce sur lui.

2) La thèse du fait justificatif = le nouveau code pénal.

C’est un argument logique : le fait justificatif est une action justifiée au nom de la hiérarchie des valeurs sociales. La jurisprudence a été longue à reconnaître l’état de nécessité : la première décision est celle du Tribunal correctionnel de Château-Thierry du 4/3/1898, qui a été beaucoup critiqué : le juge Magneaud avait reconnu l’état de nécessité sur le fondement de l’équité. Il y a toujours très peu de jurisprudence, et elle émane surtout des juridictions du fond.

CA Poitiers, 11/4/1997 : refus de l’état de nécessité, car les conditions ne sont pas remplies (mais pas de refus de principe).

B/ Le régime.

1) Les conditions.

Le danger à éviter doit être actuel ou imminent. Ce n’est pas nécessairement un danger physique. Il doit être injuste, c’est-à-dire qu’il ne faut pas avoir commis de faute à l’origine du dommage subi.

Le dommage doit être nécessaire, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autres solutions, et il doit être moins grave que celui que l’on évite. Une mère a volé de la viande pour changer l’ordinaire de ses enfants (nourris de pâtes au jambon) : le tribunal correctionnel accepte l’état de nécessité, mais la CA Poitiers 11/4/1997 a infirmé le jugement au motif que les conditions de l’article 122-7 du code pénal ne sont pas réunies, car les difficultés financières (elle avait mis un point d’honneur à ne jamais être en négatif) sont insuffisantes pour caractériser le danger réel et imminent, et que les quantités volées sont excessives. Le tribunal correctionnel avait raisonné subjectivement en retenant que la mère est psychologiquement dans la nécessité de voler ; alors que la CA Poitiers a replacé le débat sur le terrain objectif. Cette décision est justifié, bonne, mais il aurait mieux valu utiliser une médiation entre le propriétaire du magasin volé, et la mère des enfants.

2) Les effets.

La qualification légale disparaît : il n’y a pas de poursuite pénale, ni de dommages et intérêts fondés sur la faute (il n’y a pas de faute).

L’indemnisation de la victime est envisageable en responsabilité civile (enrichissement sans cause)

§4 : Le consentement de la victime est-il un fait justificatif?

En principe, il n’est pas admis, car la répression est l’affaire de la société, et la victime (qui n’exerce qu’un droit de créance) ne peut pas renoncer au droit de punir, car il ne lui appartient pas.

Le duel sera donc réprimé comme un meurtre, ou en coups et blessures volontaires ; l’euthanasie sera un meurtre malgré le consentement de la personne euthanasié ou de sa famille ; l’abus de bien social reste une infraction malgré l’approbation de l’acte juridique par l’assemblée générale des actionnaires ;…

Crim, 30/9/1991 : le consentement des associés ne peut pas être considéré comme un fait éxonérateur de responsabilité pénale.

Toutefois, le consentement de la victime fait obstacle à la qualification pénale en cas de vol, de violation de domicile, de séquestration arbitraire, ou de viol.

Ce n’est pas un fait justificatif, car l’infraction n’est pas entièrement constitué : l’absence de consentement est un élément constitutif de l’infraction. Son absence empêche les poursuites mais pas au nom d’un fait justificatif.